Le bureau de tabac
De même que le portage, évidemment rétribué, des lettres et paquets d'une gare du Réseau breton au bureau de postes le plus proche, la vente du tabac est un enjeu de pouvoir: récompenser les uns, punir les autres...
Voici l'exemple de la punition d'un conseiller municipal mal-pensant de Calanhel (canton de Callac, Côtes-du-Nord), à qui la licence de vendre du tabac, accordée par le Préfet au nom de l'Etat républicain, est retirée...
"Calanhel – Histoire d’un bureau de tabac
Le jeudi 28 avril, le comité dit de défense républicaine à Callac, tint ses assises après le conseil de revision. Les Blocards passèrent en revue tous ceux qui leur avaient tenu tête afin de les exécuter par la guillotine sèche, bien entendu.
A son retour de Callac, M. Félix Le Du, buraliste, se trouva nez à nez avec M. Le Moine, receveur des contributions indirectes qui lui communiqua un avis de la direction l’invitant à se désister de la lutte ou adieu le bureau de tabac. M. Le Du répondit qu’étant conseiller municipal depuis 1888 à Calanhel, il désirait le rester encore, malgré les « Rouges ». Le Du passa et, le 5 mai, il reçut encore les mêmes menaces. Le 12 mai arrivaient le maire et son commis ; M. Le Moine lut une note de la préfecture l’invitant à démissionner du conseil municipal ou de céder à un autre la gérance du bureau de tabac qu’il tient de Mlle David et qui ne doit expirer qu’en 1908.
Huit jours après, quatrième visite de M. le receveur des contributions indirectes accompagnant le maire :
- Mon cher Le Du, dit le maire, nous ne vous désirons pas de mal. Arrangeons les choses. Ange Colas a bien travaillé pour nous et nous lui avons promis en récompense la gérance du bureau de tabac. Mais Colas est bon garçon et aimerait transiger. Il est votre fermier, eh bien, louez lui de nouveau pour 9 ans la maison qu’il occupe et vous garderez le bureau de tabac.
- Pardi, répondit M. Le Du, je comprends ! » Vous voulez et la maison et le tabac. Mez ne man ket don awalc’h troad al loë em godel evit sina traou evelse. Gret ho labour ha ma raï ma hini ! » (1)
Calme plat jusqu’au 24 novembre dernier, jour où M. Félix Le Du fut solennellement exécuté. Un monsieur en redingote, un tant soit peu louche, arriva à Calanhel à la tombée de la nuit
- M. Le Du, nous venons vous enlever le Tabac. Hâtez-vous de le peser car il fait déjà nuit ! »
- Par quel ordre ?
- Ordre du Ministre et du Préfet. Vous vous êtes occupé de pol…itique !
- De quelle politique ?
Le tabac pesé et mis en ballots, M. l’exécuteur pria Le Du de céder également à Colas les poids et balances ainsi que les pots à tabac.
- - Donnez aussi les pots, vous n’en ferez rien désormais
- - Je garde les pots, répondit sèchement Le Du
- - Ah oui, dit alors le monsieur, se dévoilant dans toute sa perfidie et voulant laisser à Le Du une suprême insulte pour ses croyances les plus chères, vous en ferez des pots à fleurs, que vous placerez dans l’église devant votre sacré Bon Dieu que votre curé mange tous les jours ! Votre femme ira les arroser devant votre curé ! – Madame Le Du, qui avait entendu ces insultes, répondit aussitôt au stipendié : « Non, monsieur, j’en ferai des pots de chambre que je trouverai plus tard pour vous en arroser la tête ! ».
Morale de cette histoire vraie : aujourd’hui dans toutes nos campagnes, le régime de la Terreur Blanche. Il n’est ni vexations, ni persécutions, ni illégalités que les Ré-ru, comme on dit, ne fassent subir aux libéraux de toute nuance.
Quand donc les pauvres Bretons égarés et exploités par un gouvernement qui les gruge, cesseront-ils de se manger les uns les autres pour travailler ensemble et uniquement à l’union de la Bretagne ?
(1) Mais je ne suis pas assez idiot pour vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Faites votre travail et je ferai le mien !
Ar Bobl, n° 13, 17 décembre 1904
A noter que l'expression "terreur blanche" est inadéquate. L'auteur commet un contresens. Cette Terreur fut exercée par les aristocrates blancs entre 1815 et 1820, surtout dans le Midi de la France, à l'encontre des Républicains et des Bonapartistes. L'auteur voulait sans doute faire allusion à une "terreur rouge", qui toucha le centre-Ouest breton entre 1792 et 1795..
Dernière modification le 27/10/2013